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Livres d'Artiste
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BIOGRAPHIE |
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Introduction d'Olivier Clément ( Ecrivain, professeur de Théologie )
à une exposition de Gilles Alfera intitulée :
" Langage symbolique et approche du Sacré "
Crypte de l'église Saint Merry Paris 1979 (France)
EXTRAITS
Les textes en italique sont des extraits de Graduel
L'art d'Alfera essaie de retrouver lucidement, pour aujourd'hui et pour demain, la démarche longtemps commune à tous les arts (et tous les métiers) des civilisations "traditionnelles" ' civilisations du silence, de la lenteur, de la contemplation du mystère dans la densité même des choses. Cette démarche est une sorte d'adoration transfigurante. Dans les traditions de forme "mythologique", le monde est une théophanie, et l'homme par ses gestes les plus quotidiens, célèbre la liturgie de l'existence dans le sanctuaire indivis de son corps et de la nature...
Puis sont venues les grandes dissociations. Une théologie rationalisée, une mystique piétiste ont ignoré l'omniprésence des énergies divines que déchiffrait la symbolique traditionnelle. La révélation biblique a permis la maîtrise technique de la terre, mais l'Eglise déchirée et affaiblie n'a pas été en mesure de donner à cet effort son sens et ses limites. Aujourd'hui le temps vient du choix entre la désintégration et la réintégration. C'est à celle-ci que s'attache, c'est d'elle que témoigne la peinture Alfera.
Pour cet art que j'appellerais volontiers sacramentel, les apparences sensibles n'ont pas d'autonomie "horizontale" mais constituent autant de modes de participation aux paroles du Verbe, aux logoï du Logos comme disait Maxime le Confesseur. Le symbole ne "plaque" pas sur les choses : il constitue leur structure même et leur beauté telle qu'elle s'accomplit en Dieu. Cette assomption de la matière dans "la lumière de la vie" est la clé de I'oeuvre d?Alféra. Sa peinture aide littéralement les choses à "se précipiter dans la paternité de Dieu" : "il faut, disait Maître Eckhart, que les créatures fassent irruption dans la paternité pour devenir Unité et Fils unique" car "la nature, qui est de Dieu, ne cherche rien que l'image de Dieu. "
Dans le Christ descendant dans la mort et l'enfer pour les détruire, les éner-gies divines atteignent au plus opaque de l'être créé, là où la perspective d'un "idéalisme" pseudo-mystique les chercherait le moins, là au contraire où, selon l'antinomie de l'Abîme et de la Croix, elles éclatent avec le plus de force :
"Qui êtes-vous lumière ?
Agir céleste dans l'épaisseur des choses..
(kien)
Le peintre, ici, réalise à la lettre l'injonction du Christ : d'annoncer la bonne nouvelle à toutes les créatures. "La pierre est le Christ" répètent à l'envi les textes hermétiques du moyen-âge, et je pense aux pierres admirables de la gravure qui, dans Graduel, s'intitule "Où est l'homme ?". L'artiste aide ainsi la nature, asphyxiée par la volonté de puissance et de possession de l'humanité technicienne, à "respirer l'Esprit".
Il pacifie le monde et prépare sa résurrec-tion. Il fait entrer celui qui contemple le tableau, ou la gravure, dans une sorte d'eucharistie cosmique. L'artiste inverse d'abord la cosmogonie : il dissout les opacités de la matière déchue dans une eau de lumière, il opère en lui, par la médiation de la beauté, l'unité de l'âme du monde, jusqu'à faire surgir au centre de celle-ci, c'est-à-dire en son propre coeur, le feu solaire de l'Esprit
"Etoiles(je) vous ai reconduites
semées autour de moi, je vous ai ramenées
par un long cheminement à notre commune source
où la porte passée
tout enfin s'ordonne au souffle divin
(Josaphat)
Alors par une cosmogonie supérieure où l'Esprit, au lieu de s'involuer dans la matière, l'enveloppe et la métamorphose, le feu s'incarne : le tableau sur-git comme une parcelle du corps de gloire. L'art s'accomplit ici dans ce qu'Henri Corbin appelait une "physique de la résurrection."
Cet art relève en effet de ce que le même Corbin nommait "1'imaginal", par opposition à l'imaginaire livré à la subjectivité de l'individu. L'imagination vraie, c'est la faculté de déceler dans le monde l'expression de l'Imagination divine.
Gilles Alféra évoque souvent cette union du ciel et de la terre. Un poème d'Alféra dit son espoir de
voir la voûte à ma terre s'unir
d'un baiser unique bercé d'immensité
pour que jaillisse cette lumière qui fit ma liberté.
(chemin)
La peinture de Gilles Alféra est à la fois très médité (très -prémédité) et d'une grande force plastique. Il n'y a pas ici copie des modèles du passé, mais capacité de dégager leur esprit pour l'incarner, en la purifiant, dans la sensibilité contemporaine. Alféra part de l'art abstrait comme ouverture à l'invisible (mais, le plus souvent, prisonnier d'une subjectivité). Altéra, qui s'y exerce parfois dans un souci de vérification - c'est, dit-il, la recherche d'une matière bien travaillée et d'accords harmonieux - en fait l'outil d'un symbolisme vrai, trans-subjectif. L'usage des symboles traditionnels libère l'artiste de ses limitations individuelles tout en assurant à sa créativité, qui s'ouvre à l'énergie divine, un incomparable déploiement. Les symboles sont des "matrices" qui permettent de mettre en oeuvre les forces du "coeur-esprit" ou l'homme tout entier se rassemble et se dépasse. D'où la puissance plastique pacifiée, pacifiante de cet art du silence et de l'immobilité, comme si chaque toile, ou chaque gravure, cristallisait un instant éternel. D'où aussi la joie grave et la vibration des couleurs : vent de l'Esprit dans les structures du Logos, qui les révèle musicales...
Le peintre commence par disposer sur la toile, comme une matrice justement, le schéma des éléments symboliques. Puis il travaille tantôt au couteau, pour disposer la pâte colorée, tantôt au pinceau pour faire vibrer les touches définitives. Un espace se définit qui n'est ni l'espace-prison de l'art figuratif, ni l'espace-jeu de l'art abstrait, mais un espace qui procède soit d'un centre, soit d'un axe. Tantôt il se déploie à partir d'un point originel, latence de I'oeuf cosmique où perfection multiple des Rotas ; tantôt il res-pire entre le centre perdu et retrouvé : spirales et labyrinthes ; tantôt enfin il s'ordonne autour du "rayon divin" qui descend jusque dans les profon-deurs de la terre.
Alféra montre une prédilection pour ce thème nuptial de l'union du ciel et de la terre. Parfois une échelle désigne cette accession au céleste, ou un escalier vers une porte :
"une porte s'ouvre, la première ou dernière",
"..passée la porte, je suis et nais d'amour".
(Triple enceinte)
L'horizontale, plus rare, symbolise avec l'arche, la nef ou le croissant voguant de la lune, le déroulement de l'histoire, du jardin originel à la Jérusalem ultime, cubique, où cristallise tout l'acquis du temps.
Dans plusieurs compositions, le centre et l'axe se combinent : le rayon divin vient éveiller la "crypte" où l'on meurt pour renaître, crypte ecclésiale, cosmique, intérieure aussi, celle du "coeur".
Cet art de contemplation, je rêve qu'il devienne un jour l'Art Sacré d'une Eglise réunifiée et serve à enchâsser les visages transfigurés - et transfigurants - des icônes. Peut-être le temps vient-il, dans l'unité planétaire qui s'élabore, de "récapituler" en Christ, dans l'Eglise de l'Esprit, tous les symboles des cultures humaines. Car cet art de l'immémo-rial annonce les accomplissements ultimes, lorsque Dieu sera "tout en tous", et en tout.
OLIVIER CLEMENT
Ecrivain.
Professeur à l'Institut Saint-Serge.(Paris)
1979