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Obéir à
GAVRINIS
« Obéir à Gavrinis »
Préface de Charles-Tangy LE ROUX

« Au commencement était le Verbe* » : depuis que l'homme est Homme, le langage articulé relie les individus pour en faire un groupe - consensuel ou conflictuel, souvent les deux à la fois... Mais à partir d'un certain niveau de complexité sociale, le besoin d'un support matériel de la pensée se fait sentir ; ainsi naquirent d'abord les « arts graphiques » qui concrétisent les « ressentis » puis - bien plus tard - les écritures, aux vocations initialement plus techniques.
A la recherche d'un ressenti disparu
L'archéologue cherche à faire parler les indices matériels laissés par les hommes du passé, mais le danger est grand de « surinterpréter » ces vestiges. Cependant, aussi fragmentaires soient-elles dans l'état où elles nous sont parvenues, les expressions artistiques des sociétés anciennes représentent le petit coin du voile qu'il nous est possible de soulever pour tenter d'entr'apercevoir un domaine immatériel entre tous. Deux démarches se présentent alors : celle de l'archéologue qui essaie de retrouver la sensibilité des hommes de jadis et celle de l'artiste qui superpose son regard d'aujourd'hui à des messages devenus énigmes. Dans les pages qui suivent, deux sensibilités s'unissent pour faire vivre un ensemble exceptionnel, l'une par l'image et l'autre à travers des mots ; mais peut-être n'est-il pas inutile de préciser auparavant ce qu'est Gavrinis pour l'archéologue que je suis.
Un monument dans un site
Gavrinis est tout d'abord un site. Aujourd'hui, c'est une des nombreuses îles de ce Golfe du Morbihan dont la réputation touristique n'est plus à faire mais, il y a six mille ans, c'était un promontoire dominant un estuaire déjà profond - un aber - parcouru par les courants de la marée et dont les rives étaient parsemées d'architectures monumentales bâties par les hommes du Néolithique, ce « nouvel âge de la pierre ».
Car Gavrinis est aussi un monument. Dès l'origine, cette masse tumulaire avait sans doute été voulue comme un « marqueur » de paysage (et probablement aussi de « territoire ») par le groupe humain qui l'avait bâti. C'est d'ailleurs une fonction qui a perduré jusqu'au Moyen-Âge : face à l'entrée du Golfe, le cairn était un amer pour les navigateurs, et sans doute un poste d'observation pour des « moines veilleurs » que l'on avait dû installer sur l'île, non seulement pour louer Dieu dans leur petit prieuré mais aussi pour donner l'alerte en cas d'incursion malvenue dans cet accès aux ports de Vannes et d'Auray.

Une crypte et son décor

Quant au dolmen ainsi dissimulé, sa réelle découverte ne remonte qu'aux années 1830, quand le nouveau propriétaire de l'île fit sonder la butte qui en dominait l'extrémité méridionale. Apparut alors une « caverne », y compris dans le sens mythique du mot : une galerie permettait de s'aventurer dans le monde chtonien et ses parois étaient couvertes de « dessins bizarres », pour reprendre l'expression de Prosper Mérimée venu expertiser la découverte en sa qualité d'Inspecteur général des Monuments historiques.
Depuis, l'art pariétal de cette crypte (qui, par son architecture, se relie à la grande famille des « dolmens à couloir ») n'a cessé d'aiguiser la sagacité des uns et les fantasmes des autres. Certes ce décor n'est pas isolé puisqu'il s'épanouit au coeur de l'une des principales concentrations de mégalithes ornés d'Europe mais, si les comparaisons avec ses voisins aident à proposer des interprétations, elles font aussi ressortir l'unicité du monument. Un premier analyste des « signes gravés des dolmens dans le Morbihan » fut le Dr. G. de Closmadeuc, propriétaire de l'île à la fin du 19ème siècle et archéologue reconnu. Il sut identifier une douzaine de signes élémentaires qui, au prix de quelques variantes, revenaient régulièrement, isolés ou en associations plus ou moins complexes. Depuis, ce « vocabulaire » de base a été plus ou moins retouché et réinterprété, mais sans être véritablement remis en question.

Le graphisme de cet art pariétal mégalithique est généralement très sobre pour ne pas dire schématique mais, à Gavrinis, les mêmes signes sont traités avec une exubérance telle que l'on peine parfois à y détecter les tracés réellement signifiants. Ce foisonnement de lignes, qui déjà mettait P. Mérimée mal à l'aise, peut être perçu comme l'expression d'un véritable « baroquisme » avant la lettre, sans véritable équivalent dans l'art néolithique européen.

Un sens pour des signes ?

A Gavrinis comme ailleurs, certains signes sont des pictogrammes fort réalistes alors que d'autres, défiant notre lecture, pourraient correspondre à des idéogrammes déjà élaborés mais, même parmi les premiers, on s'écarte vite de la simple réalité. Ainsi, les « haches », représentées en nombre à Gavrinis, ne sont que des lames en pierre polie et non des outils complets, emmanchés : la valeur symbolique de l'objet primait sur la fonctionnalité d'un outil qui permettait pourtant de s'assurer la maîtrise d'un monde végétal alors largement forestier.
Le signe « en écusson » est un autre fondamental de l'art mégalithique armoricain. Le tracé habituel est un simple cartouche, mais qui porte assez souvent divers compléments ; ceux-ci ont amené à le considérer comme « anthroposignifiant » et même comme étant l'évocation de cette « Déesse-Mère » censée présider à la vie et à la mort au Néolithique (alors qu'à la différence d'autres régions rien n'en indique ici la féminité). A Gavrinis, le signe se résume en général à un arceau ouvert vers le bas et envahi de tracés parallèles jusqu'à une ligne axiale - peut-être la « fente de vie » d'une divinité de la fécondité ? Souvent aussi cet écusson devient gigogne, ce qui a conduit à proposer d'y voir - déjà - l'évocation d'une filiation de type Demeter / Persephone.
La « crosse » est un autre signe fréquent sur les mégalithes armoricains et on a pu la rapprocher de la houlette du berger (nous sommes dans les premières sociétés agro-pastorales), mais aussi du lagobolon, cette sorte de boomerang attesté dans la Grèce archaïque pour une chasse initiatique au lièvre pratiquée à l'adolescence. Dans l'un et l'autre cas, ce serait un symbole de maîtrise du monde animal, toujours dans un contexte de fécondité.
Sur plusieurs compositions de Gavrinis, ces trois signes sont étroitement associés, l'écusson étant toujours en position centrale comme si les deux autres n'en étaient que des attributs (marquant le pouvoir sur la Vie - animale et végétale - de la déité ainsi évoquée ?). Ces associations - et d'autres encore - pourraient traduire de véritables mythes. Elles nous paraissent déroutantes, mais à tout prendre pas tellement plus qu'une Assomption, une statue de Ganesh ou la frise du Parthénon pour qui n'en aurait pas les clés de lecture. Sans doute y a-t-il là les ultimes bribes d'un « Très Ancien Testament » occidental, disparu dans l'incendie de cette bibliothèque d'Alexandrie virtuelle que devaient constituer les mémoires des « vieux sages » de ces cultures oubliées.
Car le répertoire comprend aussi d'autres signes : corniformes très certainement évocateurs d'une divinité taurine (par ailleurs attestée sur la face non visible de la dalle recouvrant la chambre), serpentiformes renvoyant à cet animal à la symbolique si riche et si complexe... Sans compter les fameuses « spirales » qui - fantasmes celtomanes aidant - ont suscité tant de comparaisons abusives.


Un « Protogavrinis » ?

Certaines dalles sont parfaitement structurées (au point qu'Albert Gleizes avait pu jadis les rapprocher d'oeuvres de primitifs italiens comme Cimabue), tandis que d'autres montrent une organisation très libre pour ne pas dire débridée. Parfois, une première génération de gravures - plus sobre - se discerne en palimpseste sous celle qui accroche l'oeil au premier regard. Dans quelques cas enfin, le tracé est interrompu par une cassure de la pierre, manifestement ajustée après coup à sa nouvelle position architecturale. Plusieurs dalles ornées proviendraient donc du dépeçage de monument(s) antérieur(s). Certes, une véritable « crise iconoclaste » est perceptible dans le monde mégalithique armoricain aux alentours de 4000 avant J.-C. mais les éléments dont dispose l'archéologie ne permettent pas (encore ?) d'aller plus loin...

Un lieu initiatique ?

A l'échelle de la crypte actuelle, on note que le couloir - exceptionnellement long - ne dessert qu'une chambre de dimensions très modestes. D'autre part, le décor ne commence pas dès l'entrée et les premiers panneaux sont relativement simples à déchiffrer, pour devenir de plus en plus complexes au fur et à mesure que l'on avance. D'où une interrogation : et si Gavrinis n'avait pas été une simple sépulture à l'instar des autres dolmens à couloir, mais plutôt (ou aussi ?) le lieu d'un parcours initiatique pour qui aurait été jugé digne de l'entreprendre ?

Place au peintre et au poète

Mais reste une énigme pour laquelle Gilles Alfera propose à sa manière une réponse indirecte, c'est celle d'une éventuelle polychromie. Des dolmens peints - parfois de manière somptueuse - sont bien connus en Espagne et au Portugal mais inconnus ailleurs, ce qui est étonnant quand on connaît la sensibilité chromatique de l'oeil humain. Or le couloir de Gavrinis était entièrement bourré de pierrailles - sans doute depuis plus de cinq mille ans - lorsqu'il fut dégagé au 19ème siècle ; pourtant, même l'oeil avisé de P. Mérimée, venu alors que le dégagement était encore en cours, n'y a noté aucune trace de pigments...
Puissent ces quelques réflexions aider celles et ceux qui parcourront ces pages à s'imprégner de la magie de Gavrinis, à travers la lecture des textes d'Antoine de Vial comme par le regard qu'ils porteront sur les planches de Gilles Alfera. Leur double démarche ne contredit pas l'approche plus matérialiste de l'archéologue, au contraire. Toutes trois se rejoignet même dans ces quelques vers qu'écrivit Jean de la Croix voici plus de quatre siècles :

Moi je ne savais où j'entrais,
Cependant quand je me vis là,
Sans savoir où je me trouvais,
De grandes choses je compris.
Point ne dirai ce qu'ai senti
Car je suis resté sans savoir,
Toute science transcendant.

Charles-Tanguy LE ROUX
ancien Conservateur général du Patrimoine

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