DU SENS D'UN SILENCE.
Il est courant de dire qu'il n'y a plus de groupe d'artistes comparable à ce qui a pu exister au début du 20e; qu'il n'y a plus de lieu privilégié où se rencontrer, qu'il n'y a plus enfin de pensées fortes avec lesquelles se confronter et que tout ce qui constituait le relief de l'activité culturelle des décennies précédentes est aujourd'hui assagi, assimilé, réduit à des rétrospectives et des références mondaines. Les créateurs scandaleux voient leur rupture rapidement réintégrée dans un conformisme de salon. Quant à ceux qui ne sont pas scandaleux et que l'institution culturelle cependant honore, nous en devinons toute la précarité "mainstream".
Ainsi l'artiste se trouve confronté à un paysage volatile et incertain sur lequel il est difficile de savoir où jeter l'ancre.
C'est de cette situation confuse où tout semble possible et où tout semble s'être déjà exprimé que je souhaite tirer les quelques réflexions qui vont suivre.
Il est vrai que l'argent est devenu une exigence dévorante qui impose au marché du fait culturel une perspective spéculative à court terme; institutions financières et spéculateurs ont petit à petit pris la place des galeries, des éditeurs ou des mécènes. C'est pour la même raison qu'il y a moins d'espace pour une critique indépendante des obligations financières auxquelles sont soumis les moyens de communication. Il est vrai aussi que le mécénat d'entreprise relève la plupart du temps plutôt du "sponsoring", ce qui contribue encore davantage à réduire les expressions artistiques indépendantes en annexant à son profit de l'entreprise les derniers espaces verts du paysage culturel.
Prenons acte de tout cela et cessons de rêver à un monde où les réalités seraient plus profitables aux artistes pour nous interroger sur la fonction sociale de l'artiste. Car en tant qu'artistes, nous pouvons revendiquer, bien mieux que les pouvoirs qui gèrent ce monde, d'être à la source de ce qui modifie profondément et secrètement la mentalité d'une époque. Osons dire les artistes du début du 20e furent les médiums du monde moderne, qu'ils en ont exprimé les linéaments les plus sûrs.
L'art contemporain n'est pas étranger à ce que les artistes ont exprimé à cette époque, nous en sommes les héritiers. passant outre les conditions actuelles de la création, examinons nos tendances les plus familières.
Notre intuition de la forme - qu'elle soit plastique pour le peintre ou mentale pour le poète et le philosophe - nous fait discerner bien vite dans les prétendues nouveautés que propose notre culture, dans les apparentes ruptures radicales qu'elle nous présente, des répétitions implicites, des prolongements cachés avec les profonds bouleversements de notre 20.ème siècle naissant. Ainsi mieux que quiconque nous pouvons dire que l'heure n'est plus propice à la véritable originalité, aux grandes ruptures dont nos aînés furent les artisans. L'invention de formes nouvelles authentiques est sèche.
En face de ce maniérisme envahissant de la nouveauté, qu'elle soit plastique ou conceptuelle, mieux que quiconque nous pouvons dire que l'originalité de la forme ne constitue pas le critère d'intérêt que certains critiques contemporains lui attribuent. Pourtant ce sont nos aînés qui ont su prouver à d'autres esthètes rivés au conformisme de leur époque que leur rupture d'alors était justifiée et opportune; n'en voulons pas à ceux d'aujourd'hui de ne pouvoir se départir du préjugé de la rupture et de la vouloir en toute chose que le siècle consacre: ils sont à l'école de nos ainés mais avec retard!
Pour les plasticiens d'aujourd'hui cette recherche de l'originalité a détérioré grandement les gestes du métier. Les restaurateurs de tableaux modernes sont consternés devant certaines aberrations techniques commises au nom de la liberté d'expression et de l'invention de nouveaux "langages picturaux". Que des œuvres peintes en dépit de toutes règles techniques ou, mieux encore, constituées de matériaux tout exprès choisis pour leur obsolescence rapide, soient aujourd'hui fort prisées et se dégradent irrémédiablement demain, cela nous importe peu et revêt un caractère plutôt comique.
Notre attention se porterait d'avantage sur l'origine du mépris pour ces gestes de métier, mépris qui a contaminé de proche en proche et contribué à détériorer toutes les activités manuelles au nom du "vite fait-bien fait" et au profit du "concept". Sans mésestimer les raisons économiques d'un tel état de choses il en est au moins une autre: lorsqu'une culture donne de la valeur et consacre socialement comme chef-d’œuvre une production artistique que le sens commun reconnaît comme précaire ou faite à la "va-vite", elle incite quiconque au mépris du geste fut-il humble et familier.
Ainsi ce mépris trouve son origine récente dans la séduction du geste parfois débridé chez les artistes. Une frénésie toute mentale a remplacé l'instant précieux où la main, au cours d'un patient travail, va d'elle-même, où et comme il faut, apporter cette irremplaçable et inimitable touche de vie. Certains ont osé, pour se justifier, en appeler au Zen oubliant qu'avant de décocher la flèche on demeure dix ans à considérer la cible et confondant de surcroît le recueillement du moine-peintre avec les idées fixes d'un Occidental volontariste . Cependant ce mépris a des racines plus profondes et anciennes.
Pourquoi respecter des gestes de métiers? Les raisons techniques sont nécessaires mais insuffisantes: s'il plaît que la chose dure dix ans et non trois siècles qu'importe, nous connaissons d'ailleurs des productions d'art traditionnel faites pour durer le temps de leurs usages et chaque fois recommencées. Le respect du geste de l'homme, le respect de l'expression humaine en général se fonde sur la compréhension que Dieu ayant donné à l'homme liberté et pouvoir d'invention, toute activité humaine concourt à la manifestation des possibilités incluses dans la création. Le geste, de quelque nature qu'il soit, est alors ordonné principalement à cette fonction démiurgique avant de se vouloir économiquement pragmatique. Une mémoire de la nature sacrée du geste demeure dans les confréries de métiers et l'on remarquera avec intérêt et que ce furent des artistes, ceux de la Renaissance, qui les premiers parmi les artisans de l'époque, ont dévié de cette perspective verticale au profit d'une perspective naturaliste qui portait en germe l'individualisme et la fantaisie de l'artiste contemporain
C'est l'ignorance et l'oubli de la résonance cosmogonique du geste qui permet de le mener à sa guise et, pour finir, de le mépriser.
Quant à nous, nous reconnaissons notre propre embarras: nous aimerions inaugurer une forme nouvelle, une matrice inconnue et féconde (il est vrai que nous demeurons liés aux suggestions communes) mais rendons- nous à l'évidence: ce n'est plus au niveau des formes, où tout a déjà été potentiellement dit, qu'il nous faut travailler. Quelle joie et quel soulagement de savoir n'être plus obligés à un style ou à un autre. Tous les vocabulaires étant possibles et admissibles, merci à nos aînés, que chacun choisisse donc celui qui exprime au mieux sa sensibilité et passons à d'autres préoccupations...
En effet si la forme d'expression n'est plus notre quête c'est que nous sommes invités à une démarche plus subtile : celle d'aller puiser à la source même de toute forme sensible. Prendre cette direction n'a-t-il pas déjà été tenté? Voyons quelle leçon un passé récent pourrait nous offrir.
Le sommeil hypnotique des Surréalistes avec des pratiques très proches du spiritisme, l'usage des hallucinogènes pour libérer l'inconscient des contraintes culturelles rationalistes et l'intérêt des plasticiens pour les expressions artistiques des civilisations dites primitives témoignent d'une recherche de cet ordre. Ces artistes eurent tous l'intuition que la forme sensible procède d'une forme plus subtile que les uns attribuaient à l'inconscient, d'autres à la magie ou d'autres encore à un sacré le plus souvent dépouillé de toute référence religieuse explicite.
Aujourd'hui nous observons avec inquiétude l'envahissement dans notre culture d'un imaginaire pétri de ces références qui ne servent que de prétextes à toutes les licences dont l'imagination est capable, et deja les images électroniques de synthèse nous offrent des possibilités d'expression réellement effroyables.
Si nous entendons aujourd'hui l'allusion au sacré "accompagner" de nombreuses expressions culturelles, jusqu'à celles manifestement perverses dont témoigne la publicité, nous sommes persuadés que cette parodie et cette vulgarisation étaient en germe dans une forme de déconstruction que nos aînés avaient inaugurée.
Nous devons nous rendre à l'évidence que cette ouverture aux formes subtiles et psychiques, telle qu'elle a été menée, elle ne peut constituer aujourd'hui notre voie de recherche.
Les nouvelles préoccupations auxquelles nous sommes invités, celles qui nous conduiraient vers une certaine intériorisation, ne peuvent être de cette nature psychique; toutefois il convient de réfléchir davantage sur les raisons de cette impasse.
Que des artistes désireux de renouveler les formes sensibles d'une culture aient eu l'intuition d'aller puiser à la source des arts primitifs, cela est normal puisque le monde des formes subtiles, qu'on le nomme inconscient individuel ou collectif, parapsychologique ou magique est le réservoir et le principe immédiat de toute expression sensible. La difficulté et l'erreur qui en résulte si elles ne sont pas surmontées, résident dans l'intention qui préside à cette démarche et, par voie de conséquence, dans les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Que dire de l'une et de l'autre?
Quant à l'intention - et quoiqu'une grande réserve soit nécessaire pour en juger - on peut dire que les orientations, sacrée ou spirituelle, étaient le plus souvent de nature non-religieuse. De cette défiance à l'égard des formes religieuses procède une intention artistique prométhéenne totalement étrangère à l'attitude des artistes-artisans de civilisations traditionnelles dont en bien des cas nos contemporains prétendaient s'inspirer, convoitant plus ou moins consciemment l'expression d'une beauté dont ils ne comprenaient pas les arcanes et qu'ils ne purent donc que singer.
Les moyens employés par ces aventuriers de l'époque sont devenus collectifs et familiers: soit la déstructuration des modes ordinaires de la perception par l'hypnose, les drogues ou les exercices psychosomatiques venus d'un prétendu Orient soit, à défaut de Maître authentique, le recours à l'imagination par des enseignements ésotériques "new-age" tenus pour secrets quoique le plus souvent édités à plusieurs milliers d'exemplaires.
Enfant du matérialisme et du positivisme, l'artiste moderne a cru que tout ce qui échappait au rationnel et à la perception sensible était nouveau, et que le siècle lui demandait, sans doute, d'être ce "faiseur de brèches" par lesquelles la collectivité serait informée et nourrie de cette Broceliande psychique qu'illustre le désordre psychologique contemporain.
Qu'une ouverture désordonnée au monde des formes subtiles soit périlleuse, cela est évident et pourtant la sensibilité de l'artiste ne peut pas se soustraire à cette ouverture sans aller vers un autre risque: celui de l'Académisme desséchant. La question est alors d'ordonner convenablement cette ouverture nécessaire. La réflexion sur les conditions dans lesquelles s'exerçait l'activité des confréries d'artistes et d’artisans chrétiens de l'époque médiévale fait en effet ressortir l'existence d'une bénédiction spirituelle spécifique préalable à leurs activités.
Il faut attacher beaucoup d'attention à ceci et nous pourrions justifier de deux façons l'importance de la bénédiction qu'un artiste pouvait espérer recevoir. La première manière de la justifier, relativement extérieure, est de constater que durant des millénaires d'activité artistique jamais, sauf depuis quelques trois cents ans, l'artiste ne s'est trouvé réduit à ses seules capacités, mais que toujours son activité s'inscrivait dans un cadre rituel où l'intelligence des formes qu'il mettait en œuvre lui était transmise par les clercs de sa tradition.
Le second point de vue, plus intérieur, est en rapport avec cette Brocéliande psychique à laquelle nous faisions allusion précédemment. Là l'importance d'une relation fonctionnelle entre l'artiste et le "religieux" cesse d'avoir la forme d'un "mandat" pour devenir une protection d'abord pour l'artiste et, par voie de conséquence, pour la collectivité toute entière qui accueille son travail.
En effet le monde des formes subtiles n'est pas connaissable dans son ensemble par la seule raison et échappe pour la plupart de ses manifestations aux perceptions sensibles ; nos possibilités individuelles et humaines de discernement sont, dans ce domaine, quasiment nulles.
C'est à une possibilité d'un ordre supérieur, et dont ces formes dépendent, qu'il faut faire appel ; là se trouve le sens de la bénédiction spirituelle dont nous parlions.
Seule une grâce divine peut écarter de ces prolongements que nous entretenons inconsciemment avec le monde subtil les formes ou suggestions psychiques qui nous seraient dommageables et qui continuellement, par l'homme de préférence, tentent de s'incorporer dans la création sensible et matérielle.
Le "génie" d'une culture tient au maintien de ces moyens spirituels à la fois fécondants et défensifs.
A défaut de bénédictions spécifiques, l'artiste ayant l'intelligence de ce qui précède peut comprendre l'importance pour lui-même d'une participation sacramentelle et rituelle au Corps mystique de sa communauté. Une condition qui était le préliminaire à la réception de toute initiation de métier au temps des confréries.
Depuis le quinzième siècle ces institutions ont été profondément dégradés: nombreuses sont celles qui ont disparu et parmi celles-ci, la confrérie des peintres fut sans doute l'une des premières à témoigner par son activité de la profonde rupture de la Renaissance en introduisant la perspective du naturalisme.
Il reste que si l'institution a disparu, la bénédiction spirituelle qu'elle transmettait à ses membres - parce que de nature spirituelle et non pas humaine - ne cesse d'être présentes ainsi que demeurent toutes réalités authentiquement Traditionnelles.
Ce sont les conditions de manifestation de cette bénédiction qui sont devenues extrêmement difficiles et aléatoires mais elle reste comme une possibilité qui peut, si elle trouve un terrain propice, s'actualiser ne serait-ce qu'à titre individuel.
Dans la mesure où la confrérie a disparu, et avec elle ses méthodes qui étaient loin d'être uniquement de technique picturale, nous sommes extrêmement démunis pour orienter ce travail intérieur, œuvre de toute une vie.
Quelques suggestions sont possibles : peut-être faudrait-il se détacher de la tendance très conceptuelle de l'art moderne qui puise ses ressources dans la seule imagination de l'artiste, et réapprendre la beauté qui nous entoure. Cesser de vouloir l'idée de la beauté telle qu'on se la représente pour tenter de voir la beauté en toute chose ; fonder notre démarche sur cette perception précieuse et fugitive sans pour autant aller vers un naturalisme réducteur car la beauté est, par nature, au delà et par delà l'apparence sensible et formelle des choses.
Un certain art abstrait peut manquer la cible mais une abstraction fondée sur les formes sera un meilleur vecteur.
Peut-être renoncer à être l'auteur de l'œuvre tout en sachant que l'on est le seul capable de la réaliser, savoir que si nous espérons manifester la beauté, cela ne se peut que malgré nous, quoique par nous, et que cela nous invite à ne pas capter pour nous-mêmes l'œuvre achevée mais à la "rendre" .
Peut-être examiner ce qui nous anime dans l'instant où un projet apparaît pour replacer ce désir dans un espace plus vaste que celui de la satisfaction narcissique inhérente à tout artiste ; sans doute aussi prendre conscience des moments heureux survenus au cours d'une réalisation pour "voir" ce qui était en activité et ce qui était en sommeil afin de pouvoir ultérieurement en appeler à ceci et éviter cela.
Prendre connaissance des directives données aux peintres d'icônes pour leur préparation personnelle et voir ce qui serait adaptable à notre situation. Peut-être aussi, et avant tout, examiner l'implication du corps tout entier dans la conduite du pinceau, la peinture chinoise sait quelque chose de cette attitude physiquement juste.
Ce ne sont qu'interrogations insuffisantes, à peine des jalons, mais peut-on espérer mieux quand, aujourd'hui, de telles démarches sont d'autant plus individualisées que toute norme collective a disparu ?
Au Moyen-âge ce sont les communautés monastiques qui, accueillant les corporations de metiers préexistantes au christianisme ont transmis à celles-ci les arcanes de la Révélation chrétienne; or aujourd'hui, la création contemporaine chrétienne bénéficie-t elle encore d'un tel accompagnement ?
L'implication du "religieux" et de l'activité artistique est pourtant fondamentale pour dévoiler l'intelligence conceptuelle et symbolique des témoignages de l'Art Roman par exemple.
Au terme de ces constats, nous ne nous situons pas au dehors de tout cela pour nous enorgueillir de différences : quelques jugements que nous portions sur cette situation, nous savons que nous entretenons, consciemment ou non, des chaînes puissantes avec ce qui conditionne la mentalité de notre époque.
Si nos yeux s'ouvrent un peu c'est pour frémir davantage de notre pauvreté, il y a une nuit qui n'est pas uniquement de fait humain dans laquelle il convient de s'engager en veilleur désarmé.
Quelque chose se produit aujourd'hui que l'on doit se garder de vouloir dire ou savoir. Ce que nous avons à exprimer exige une absolue confiance silencieuse en l'activité secrète de Dieu en chacun de nous.
Cette nuit, où le sacré semble déserter les murs de la cité et où ne résonne que la rumeur grandissante des croyances, a un sens ...on ne peut vouloir l'aube avant l'heure.
« Hérode, en voyant Jésus fut tout joyeux car depuis longtemps il désirait le voir, pour ce qu'il entendait dire de lui; et il espérait lui voir faire quelque miracle. Il l’interrogea avec force paroles, mais il ne lui répondit rien. »
Luc 23 8
Ainsi le Christ s'est tu aux jours de Sa Passion alors qu'enfin s'épanouissait le Mystère de Sa venue.
Décembre 1996 / 2022
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